Ulysse et les sirenes

Hubert James Draper – Ulysse et les sirènes (extrait) Art Galley, Kingston

 

Depuis l’enfance, nous apprenons à penser, nous développons nos compétences cognitives. Au lycée, puis post-bac, les filières scientifiques sont valorisées, surtout chez les garçons, car mieux reconnues sur le marché des grandes écoles et de l’emploi.

Quand une personne accède à un poste d’encadrement, elle est largement formatée, soit parce qu’elle sort de l’école et à une tête bien pleine, soit parce qu’elle a fait la preuve de ses compétences, souvent techniques ou stratégiques. Les managers ont le cerveau gauche bien musclé, parfois hypertrophié.

 L’art, catalyseur émotionnel

Très utiles pour la stratégie de l’entreprise, à quoi servent toutes ces connaissances quand le manager doit faire face à un conflit entre collaborateurs, quand il doit refuser une demande de congés ou féliciter son équipe pour la réalisation d’un projet ? Je fais l’hypothèse que si nous n’apprenons pas à ressentir, c’est parce que cela est inné !

Pourtant, je rencontre régulièrement des personnes qui se trouvent dans une sorte d’engourdissement corpo-émotionnel.

A l’occasion d’un accompagnement, une cliente me demanda : « à quel moment je saurai si mon interlocuteur essaye de dominer la situation ? »

Tout est là, les sensations corporelles et émotionnelles ne manquent pas mais sont comme emballées dans un film plastique. Nombre de personnes n’y ont pas un accès direct.

L’art, non comme spectateur mais comme acteur, permet de se défaire de cet emballage psychique et libère le ressenti émotionnel. L’activité artistique fait travailler le cerveau droit et cela sert au manager à développer ses capacités relationnelles. Or, la fonction de manager se repartit à 70% dans la relation et 30% dans les opérations. Il conviendrait de savoir être avant de savoir faire.

Développer son autonomie

Par autonomie, je fais référence au concept d’Eric Berne[1], fondateur de l’analyse transactionnelle. Il s’agit de développer une conscience claire, être dans l’ « ici et maintenant ». Quand le manager conduit une réunion, il est pleinement présent. Il ne pense pas à l’entretien qu’il aura avec son collaborateur ou son hiérarchique dans quelques heures car absent de tête et de cœur, seul son corps serait présent, inerte et sans consistance.

Imaginez ce manager, derrière un chevalet, crayon à la main, regardant un modèle nu.

Comment se sent-il ? Sa culture judéo-chrétienne remonte à la surface, son éthique, ses valeurs, sa morale posent un regard critique, voilent la réalité de l’instant et l’empêchent d’être pleinement présent. Il lui faudra un peu de temps pour prendre conscience de l’exercice, rejeter les messages réprobateurs qui l’envahissent et vivre l’instant. La nudité du modèle est une pression qui agit à l’inverse de celle de l’environnement professionnel. Plutôt que de renforcer le système de défense qui permet de lutter contre le stress, cette pression aura un effet cathartique. La nudité physique du modèle dans ce cadre artistique provoque la nudité psychique. Le manager se met à nu.

La conscience permet d’accéder à la spontanéité. Au sens bernien, il s’agit de mettre de côté ses préjugés, pour ressentir la palette des émotions en présence et les exprimer. Qu’éprouve le manager à l’heure de la fixation des objectifs, les siens ou ceux de son équipe ? Qu’éprouve-t-il quand il doit arbitrer entre 2 projets ? Qu’éprouve-t-il quand il donne une augmentation de salaire ?

Cette question du ressenti est présente quand le manager commence à tracer un trait sur sa feuille, avec la volonté de représenter une personne. Le choc est rude.

D’un expert dans son domaine, il se retrouve débutant. C’est grâce à cette remise en question que le manager revisite les 4 émotions fondamentales, peur, tristesse, colère et joie en 5 minutes, durée d’une pose.

La peur de mal faire jusqu’au fantasme de faire mal. Certains diront, en parlant du modèle,  « la pauvre », comme si le trait du crayon était le trait d’une flèche.

La peur du regard des autres est présente, peut être la tristesse d’une aura perdue, sans doute la colère de ne pas réussir et enfin la joie de produire.

Cet exercice rend humble et l’humilité conduit à l’intimité. Selon Berne, l’intimité est la capacité à rencontrer l’autre en toute simplicité, juste pour ce qu’il est, sans vouloir en tirer un bénéfice particulier. En entreprise, il s’agit d’une proximité sociale, suffisamment amicale pour se dire ce qui va, ce qui ne va pas, sans crainte d’exploitation ultérieure. C’est aussi la capacité d’un manager à être proche de son équipe à certains moments, à être distant quand la situation l’impose, sans culpabiliser.

Le dessin de modèle vivant pour débutants à cette faculté de rapprocher les personnes. Chacun rencontre l’autre, y compris le modèle qui redevient une personne pendant ses pauses. Les personnes parlent de leur expérience, regardent les productions environnantes, sans intention de compétition.

Le détour peut être effrayant pour les managers qui ne sont pas prêts à la prise de conscience de leurs comportements, à ressentir leurs émotions et à construire des relations professionnelles apaisées. Pour les autres, cette expérience artistique les enrichira par un autodiagnostic puissant et confrontant. Elle contribuera au développement de l’humilité, l’empathie et la joie d’être.

[1] Eric Berne – Des jeux et des hommes – Ed. Stock